Frankétienne, figure incontournable de la littérature haïtienne et caribéenne, est décédé dans la soirée du jeudi 20 février 2025 à Delmas, Haïti, à l’âge de 88 ans. Artiste polyvalent, il a marqué son époque non seulement par ses écrits mais aussi par ses talents de peintre, musicien, dramaturge et enseignant. Né Jean-Pierre Basilic Dantor Franck Étienne d’Argent le 12 avril 1936 à Ravine-Sèche, dans la commune de Saint-Marc, dans le département de l’Artibonite, il a laissé une empreinte indélébile dans le monde de la culture haïtienne et internationale.
Son parcours littéraire s’étend sur plusieurs décennies, avec un corpus impressionnant d’œuvres, incluant poèmes, romans, pièces de théâtre et essais. Son œuvre se distingue par sa diversité et sa richesse, allant de la poésie à la prose, en passant par des expérimentations formelles comme la “spirale”, un concept qu’il a introduit et qui est devenu un mouvement esthétique littéraire.
Frankétienne a grandi dans le quartier de Bel-Air, à Port-au-Prince, et a été formé dans un environnement créolophone, avant de se plonger dans la langue française à l’école. Sa carrière d’enseignant débute après sa formation à l’Institut des Hautes Études Internationales. Il fonde même son propre collège, le Collège Franck, dans le quartier populaire du Bel-Air, où il enseigne diverses matières.
Son engagement intellectuel s’est également manifesté au sein de groupes littéraires dans les années 1960. En 1962, Franck Étienne fréquente “Haïti Littéraire”, un espace d’échanges pour intellectuels où se tissent les liens entre la poésie, le français et le créole. La situation politique instable sous le régime de François Duvalier incite beaucoup d’écrivains à fuir le pays, mais Frankétienne choisit de rester pour continuer son travail de création et d’écriture.
En 1968, il abandonne la poésie pour se lancer dans l’écriture de son premier roman, Mûr à crever. Ce roman marque le début d’une exploration plus large de formes littéraires éclatées, qui s’installeront avec le temps comme une caractéristique de son style. En 1972, Ultravocal, son œuvre phare, introduit la notion de spirale comme modèle d’expression, un concept qu’il perfectionnera tout au long de sa carrière. Cette approche révolutionne la structure narrative en haussant les bribes de textes fragmentés au rang d’outil littéraire.
L’impact de son œuvre s’étend bien au-delà des frontières d’Haïti, et son engagement à écrire dans une langue accessible au peuple haïtien, en particulier en créole, est évident dans ses œuvres comme Dézafi (1975), qui devient un manifeste de résistance contre la “zombification” du peuple haïtien, un appel à la révolte sociale et politique.
Les années 1980 et 1990 sont marquées par une prolifique production de pièces de théâtre, telles que Troufoban (1977) et Pèlintèt (1978), qui continuent de refléter les tensions sociales et politiques de l’époque. Frankétienne, bien qu’impliqué dans un travail politique, s’intéresse également à des préoccupations plus personnelles et intimes, exprimant sa vision du monde à travers des textes plus introspectifs, comme Fleurs d’insomnie et L’oiseau schizophone.
Malgré les violences politiques qui ont marqué son époque, Frankétienne persiste à proposer une esthétique du chaos tout au long de sa carrière, notamment dans Miraculeuse (2003), Galaxie Chaos-Babel (2006) et Mots d’ailes en infini d’abîme (2007), des œuvres qui témoignent de son engagement constant à scruter les complexités de la société haïtienne. Sa quête littéraire et artistique n’a jamais cessé. Son œuvre reste un défi, un modèle d’insurrection contre toute tentative de classification, affirmant une démarche intemporelle.
Parmi ses autres écrits notables figurent :
- Les affres d’un défi (avril 2010)
- Les échos de l’abîme (octobre 2013)
- La méduse orpheline (octobre 2005)
- Rapjazz – Journal d’un paria (mars 2011)
Le décès de Frankétienne laisse un vide immense dans le paysage culturel haïtien et mondial. Mais son héritage perdurera à travers ses écrits et son influence sur les générations futures, toujours à la recherche de sens, d’identité et de vérité dans un monde en perpétuelle transformation.
Par Ravensley Boisrond, éditeur en chef de Chokarella